Le tomber-amoureux
La finalité de la réalité n’est pas le Un, une sorte de complétude figée et idéalisée, qui nous observerait du haut de sa toute puissance exclusive, assignant un ordre à tout ce qui est. Mais le mouvement. Dès lors il n’est rien de plus parfait que le mouvement (sinon à supposer qu’il se fixe en un aboutissement inerte, singeant une perfection parfaite, ce qui n’a pas grand sens).
Aussi dieu, la pensée, le sujet et le réel se meuvent-ils ; ce que chacun constate.
Puisque le possible est la Règle, le possible ne cesse jamais ; si tant est que dieu existe, que la pensée pense infiniment ou que les sujets survivent ça ne sera pas pour se reposer, se la couler douce, mais encore et toujours afin d’activités, une infinité d’activités infinies. Et ce pour une raison, énigmatique ; le possible afin qu’il existe encore plus de possible. Souvenons-nous qu’avant le dieu un unique tout-autre, la pensée et l’être et l’universel, le sujet christique ou cartésien, le réel et la révolution et la réalisation de toute l’humanité et de toute la personnalisation possibles, tout ceci était inimaginable ; la structure, le structure comme possible qui rend possible encore plus de possible surprend tout le monde.
C’est au cours du moyen-âge que le peuple habituel de nos interrogations (les français) inventent l’amour. Bien évidemment on n’a pas attendu les troubadours pour tomber amoureux, mais cette fois le sentiment, le Sentiment, est manifeste et exprimé et entre ainsi (de même que ses protagonistes) dans circuit de la parole et de la représentation ; et la face de la vie vécue en fut transformée. Tristan et Yseult pour sa capacité désespérée et Chrétien de Troyes pour sa résolution heureuse et magnifiée (ou critique vis-à-vis du Tristan).
S’impose à chacun le roman. Le roman naît de cette invention, de cette conjointure généralisée. Et pareillement le roman invente réciproquement ses lecteurs, qui l’attendaient. Le roman, cette pensée intérieure à chacun qui nous donne, nous offre, nous délivre la pensée et le dedans, l’intériorité d’autrui.
Le même peuple qui, ensuite, complétera la liberté anglo-saxonne (que par ailleurs formule et impose Descartes) complétera la liberté par l’égalité et cette dynamique structurelle interne qui permet de dépasser, de surélever, de surdimensionner la rivalité des libertés, et de surélever au cœur même de chaque liberté (et non par une contrainte extérieure). L’un (la révolution) ne va pas sans l’autre ; la littérature et la drôle de sorte de pensée, entendant par là, la pensée qui ne désire pas du tout découvrir le centre de tout (un quelconque absolu, métaphysique, tels les allemands) mais n’admet non plus la dispersion (empirisme ou analytique) ; la philosophie française veut saisir ce qui vit, ce qui existe, dans son acte même et ainsi renvoie non à un centre ou une multiplicité mais à l’activité (de la pensée, le sujet, de la représentation, la littérature, de la société humaine, la révolution, du moi, l’existence).
La question est celle de la position. De la position du point de repère. Dieu, la pensée, le sujet, le réel formulent ce point de réel ; il est Autre. C’est un point qui inter-vient et que l’on ne peut pas saisir, mais qui nous saisi. Si je prétends contrôler la vérité (l’universel), il est certain qu’il s’agira de mon imagination, illusion, fantasme. Pour illustrer ce que peut désigner ce point-autre, on l’illustrera par le tomber-amoureux ou la révolution.
Contrôler la révolution, ça tourne mal. Les français ont été emportés, par on ne sait quoi, non pas le savoir ou la science du rapport, mais par d’incompréhensibles intuitions (dont le ‘contrôle’ dérape). De même les juifs se demandent ; mais qu’est-ce qu’il nous Veut ?
Et pareillement, lors du tomber-amoureux on s’est déplacé vers le point-autre, autrui, et on ne sait comment et on ne sait plus ce que l’on pense, imagine, perçoit, désire (lors même que l’on sera « déçu », puisque l’on ne sait pas « ce que l’on attendait ») ; le vertige est intégral puisque ce qui est pris dans le point d’autrui, ça n’est pas ceci ou cela, ni « soi-même tout entier » (on ignore ce que soi-même, on ne peut pas définir le moi que l’on est, sinon de le désigner par son prénom et son nom, ou dire « moi », ce signifiant qui fait retour) ; mais ce qui est pris en, par autrui c’est l’arc de conscience, c’est le rapport, le rapport de tous els rapports, et de tous les rapports possibles (raison pour laquelle on ignore ce que l’on veut, désire, imagine). Comme disait Lacan « c’est donner ce que l’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas ».
puisque cela joue sur le possible (on ne décrit pas la résolution du désir en mariage ou en couple, qui imposent leurs propres rôles, cette fois de conditions de réalité, et non pas au sujet de ce désir précisément imaginé, imaginaire, ouvrant son propre champ désirant, du point de l’autre).
L’incertitude du tomber amoureux jette totalement l’intention, l’intentionnalité, l’intentionnalisation dans le point aveugle, tout à fait vertigineux et parfois angoissant ; le dit point déracine le corps, le corps propre (et ainsi bien spécifiquement, a affaire au corps, au corps vivant ; rappelons que le corps vivant ne comprend absolument rien à cette rupture interne qu’est l’activation en lui de l’arc de conscience, qui n’a rien de « naturel », puisque en soi d’abord la « conscience » est hors réalité et de toute manière étant rapport à (soi) elle s’exile instantanément de toute réalité, de tout vécu, de toute perception, de toute sensation ou émotion ; un arc de conscience est absolument, absolument parce que formellement, Autre.
Aussi suscite-t-il les points autre. Qui désignent le point du regard ou plus explicitement de l’intentionnalité ; on est vu, écouté, parlé, signifié de l’autre bout, puisque de toute manière être une « conscience » c’est ex-sister, et ex-sister est d’un rapport qui évidemment n’appartient pas. Il se meut. Le rapport n’appartient à rien ni personne (n’appartient pas même au moi ni au je, qui sinon ne seraient pas libres ; ils se tiendraient de telle ou telle détermination, on se demande même comment pourrait exister le langage si la cause du langage était détermination ; donc il s’agit du rapport même ou de la version qui nous est accessible de ce que, quant à notre expérience, nous désignons comme rapport, dieu, universel, sujet ou réel).
Rappelons ; il est une réalité parce qu’il est un déploiement du possible, notion qui contient celle du rapport, des choses et des êtres en tant qu’activités
(et donc le rapport implique, soutient, impose la détermination, la distinction, les choses et les êtres se distinguent, sinon ils ne sont pas, de même que l’espace et le temps, qui sont le dépliement du pli, les rapports universels du rapport de devenir, le devenir étant lui-même la marque, logique, implication de ce qu’est le « rapport », dont on dit, au final ou au préalable, qu’il est le possible en tant que possible, au sens où le réel est plus grand que lui-même ; on ne voit pas quelle finalité assigner au réel sinon le possible, à l’inverse de quoi il n’y aurait aucune utilité, aucun sens à ce qu’il y ait une réalité, un devenir général, un possible généralisé).
Le rapport n’appartient à rien ni à personne et est facteur exclusif du possible (lequel est le sens même du réel), mais l’humanisation (le groupe ou la société, société d’individus, depuis le christique et le moyen-âge), et donc aussi bien le moi, cet individualisation, cette concrétisation de l’intentionnalité au plus près, jusqu’antérieurement au corps vivant, qui reprend ce corps dans un champ intentionnel, qui signifie ce corps, au point que réellement, véritablement, pour chacun, c’est le champ qui compte et non pas, non plus le vivant (qui demeure un vague mais immense regret, une perturbation effrayante, un vertige du vivant qui se perd dans le champ intentionnel qui est un champ de représentation, de re/présentation qui n’a plus la densité du corps vivant, lequel est, à lui-même, son propre monde, milieu, réalité, mouvement et qui, par le champ intentionnel et le signifiant, ne l’est plus) ; l’humanisation ou la personnalisation donc veulent fixer le champ, lequel en lui-même est in-fini ; en vérité le mana ou dieu ou le tomber amoureux du moi, de l’individu, visent à fixer l’in-fini ; il se décrète une limite.
Parce que sinon le signifiant, le champ intentionnel, se lance dans l’indéfinité du signifiant, qui peut se porter vers tout et n’importe quoi ; élire comme valeur telle immédiateté ; ou clamer que « tout est possible » (bande annonce du libéralisme capitalisme) ; ou forcer une intentionnalité en réduction de toutes les autres intentionnalisations (telle vérité éjectant le principe de vérité, telle philosophie admise exclusivement de toutes les autres, ce qui est absurde. Restons sur ce point ; puisque le rapport est non formulable (mais ce par quoi il existe des rapports, cad en l’occurrence des signifiants), et qu’il est non formulable non par manque mais par excès, puisqu’il est, en tant que rapport, cad sujet, absolument et sans mélange, formel, qu’il est le plus universel que l’on connaisse et expérimente ; on ne formule pas en dehors de l’universel rapport qu’est l’arc de conscience ;c’est pour cela qu’en réfléchissant on part ou on aboutit toujours au point absolu ; l’être, la pensée, l’infini, la substance, le sujet etc ;
ce point absolu était déjà en réserve totalement dans la structure intentionnelle, cette structure ayant à se placer elle-même dans quelque représentation que ce soit ; pour aligner deux phrases, deux paroles, deux textes il faut placer et déplacer le point absolu, qu’on le veuille ou non ; de même que l’inconscient place toujours le corps tel quel, puisqu’il est le vivant tel qu’il occupe le centre, le lieu aveugle du signifiant ; le signifiant ne pouvant pas signifier le corps ; en désignant le corps on ne le bascule pas dans l’abstrait du langage ; le corps est imprenable par quelque signifiant que ce soit ; une des raisons pour laquelle on tombe-amoureux, pour (se) percevoir du corps à partir d’autrui, ou inversement de transformer autrui en signe, du reste l’amoureux envisage ou est envisagé par quantité de « signes », plutôt mystérieusement réels ; et ce qui n’aboutit jamais et provoque de toute manière l’angoisse vertigineuse, brute, plus ou moins bien gérée ou enluminée.
Et pour limiter cette envergure absolue, formelle, qu’aucune immédiateté ne peut juguler dans le monde, le vécu ou le corps, il n’est que dieu (ou ses variantes), la pensée (et l’universel), le sujet, et le réel (pour nous en tant que réalisation, la révolution par exemple qui rencontre ses propres limites ; la liberté s’arrête là où, etc ; ou le face à face existentiel « le réel existe » et il est Autre, que le flux ou le mouvement de ma conscience, de la conscience), et outre, évidemment, la mort.
De là qu’autrui, lors même dans le tomber-amoureux, risque fort d’être cruelle rivalité, antagonisme (aussi doit-il se fixer comme mariage ou « officialisation », par quoi on passe à autre chose que le « désir », qui est, au fondement, hallucinatoire, halluciné par la conscience dans le corps vivant, qui veut absorber, manger autrui, par ex).
On a déjà vu la bizarrerie ; l’adolescence ne découvre pas seulement autrui (ce qui était inaccessible à l’enfant), il se découvre lui-même comme autre. Il est, soudainement, autre que lui-même. Pas seulement qu’il découvre autrui (comme autre, cad comme un rapport, une unité qui possède son propre lien, qui n’est pas inerte et encore moins chose perçue dans le champ de l’enfance). Mais se découvre soi comme existant lui-même dans son propre champ, que, de ce fait, il n’est pas. Et l’on a vu que ce champ est absolument universel, non qu’il soit l’universel (ce que l’on nomme tel comme pensée, raison, connaissance), évidemment mais qu’il est, ce champ, bien plus grand que l’universel déclaré ; qui comporte non seulement la pensée évidemment, mais les esthétiques et les éthiques, etc, et tout aussi bien les perceptions (qu’il reprend du vivant, sans vivant pas de conscience, sans corps pas de champ intentionnel, et ainsi de suite), les affects ou les décisions et de manière générale tout le champ intentionnel (sans quoi on n’existe pas pour-soi, et donc n’existe pas du tout, l’enfance se tenant de son champ instruit, in-formé du champ des adultes).
Il colmate peut-être cette rupture interne (de tout ce qu’il est, de tout ce qu’il éprouve, cette rupture du vivant en lui, de là l’infinie perturbation très étrange), par le tomber-amoureux, il tente de rattraper la perte de soi, de son unité, en récupérant à partir d’un point dehors, quelque dedans, qui ne reviendra plus. Puisque dans l’enfance on l’était mais sans conscience (et donc cette unité n’existait pas), et en en ayant conscience il perd cette unité (qu’il n’a jamais été). Donc ce qui relie à nouveau c’est l’unité « qui sera », ou plus vraisemblablement, le possible-même.
Et la pensée de la structure du possible tel quel, comme Règle de ce qui existe.