L’impossibilité dite « humaine »
Auparavant la nécessité nous tenait lieu de contrainte, mais depuis que nous en sommes plus ou moins libérés, nous nous révélons tels ; sans contenance, sans tenue, tout molasse.
Je ne sais trop comment le dire : nous ne sommes pas du monde. Inutile de chercher ceci ou cela, nous n’y sommes pas. Et le monde est lui-même si peu le monde qu’il y a le présent. Et que le présent est la négation de tout monde. Ce qui veut dire : est le dépassement de tout monde. Et le présent les absorbe tous. Nous ne sommes pas du monde, signifie que nous sommes à partir d’une structure autre, antérieure, en plus du monde et autre que le corps.
Rien ne dit que cette structure survit après la mort ou autre imaginations (ou révélations si on est croyant et on peut tout à fait être croyant), mais le fait est que nous ne sommes pas ce corps que l’on est.
Il faut donc doubler le monde, le corps, le vécu, la détermination, la réalité à partir d’une structure – dont on a pu imaginer ou figurer ou rêver ou prévoir ou deviner peut-être qu’elle était un autre monde, mais ça on n’en sait rien du tout ; on ne peut pas avancer au-delà du constatable et dans le constatable il y a ceci que l’on n’est pas le corps que l’on est, point. Puisqu’on le voit. Si on le voit, de même que l’on voit le monde ou tel autre corps ou telle chose, de même que l’on voit sa propre mort, par ex, c’est que « cela qui voit n’apparait jamais dans la vue ». On peut supposer que l’on saisit cela qui voit, l'imagine en réalité ; on dit « c’est la cervelle » ou « c’est l’âme » ; ce genre de présupposition c’est tout un ; parce que cela qui voit ne peut pas être déterminé ; si il était déterminé il ne verrait rien ; il serait la détermination elle-même, pas la distance envers la détermination. Si la vision de la réalité tenait à la cervelle on ne verrait que les informations engrammées dans la cervelle ; auquel cas on ne voit pas à quoi servirait un acte de conscience qui précisément s’utilise de faire attention à l’inattendu.
Ce qui est à distance d’une seule détermination (ce corps par ex) est distant aussi et de fait de tout le reste. Il faut donc penser la distance. L’écart, la différence, le heurt, l’anfractuosité, l’altérité.
Ce que situaient la pensée grecque, le dieu juif, le christique, le sujet (et ce que tentent de réintroduire Nietzsche et Heidegger, une différence dans l’être même, par quoi il est un réel d’une part et une réalité d’autre part ; la Volonté ou l’Etre ne sont pas les effets dont ils sont la Cause) ce que visualisaient les grandes configurations donc, cette sur-hyper-méta (puis anti) structure a été bannie à partir du 18éme ; lorsque l’on a remplacé dieu par la nature, la pensée par la raison et le sujet par le moi (humaniste ou personnaliste). Il devenait alors impossible de dessiner une borne au désir ; en ceci que la pensée, dieu, le christique ou le sujet admettaient une non réalisation de notre réel dans cette réalité, dans ce monde, et s'en référaient à une structure de l'insatisfaction, tandis que le rabat vers la nature, le donné, le moi, la raison et l’humain supposaient qu’ici dans le monde on pouvait se réaliser ; puisque plus aucune part de nous-mêmes n’existait ailleurs.
Alors on a cherché à être pleinement et totalement heureux, satisfaits ; ce qui est absurde. Et on a pris nos désirs pour des réalités ; le mot même de « désir » n’a aucun sens ; il n’existe nulle part dans la nature de désir « indéfini » qui passe d’un objet à un autre indistinctement ; « désir » est juste une appellation hypocritement « naturaliste » et « réaliste » pour signifier le mélange de la structure infinie et du fini du monde ou du corps, une belle farce oui, et désir supposément accessible, puisque tellement naturel et spontané et « authentique », quelle bêtise, mélange fantasmatique qui ne signifie rien, auprès duquel on court constamment sans rien attraper du tout. De même que certes Nietzsche et Heidegger antériorisent à partir de la Volonté et de l’Etre, mais c’est d’une gigantesque hypocrisie que ceux-là ; volonté et « force » s’empruntant d’une pseudo scientificité, et Etre d’une absurde révélation délirante et totalitaire intégralement. Au moins Sartre et Lacan ne supposent rien de tel ; ils décrivent l'étrangeté sans fard, sans enluminures, sans fioritures, sans images, sans ‘poésie’ élucubrée (même si ils tombent un peu plus loin en une élucubration relative, à leur manière : ce qui les sauve c’est leur orgueil natif de français, bien trop individuels pour succomber à quoi que ce soit au-delà d’eux-mêmes, d’eux-seuls, cela forme leur saine limite).
Et comme on constatait bien sérieusement que vraiment on n’était pas heureux, achevés, satisfaits on a accusé l’idéalisme, le christianisme, les juifs, les pseudo-grecs Socrate et Platon (il faut le faire quand même, il faut le vouloir pour délirer à ce point là), ou même comme un chien se mordant la queue on a pointé du doigt la raison, la démocratie, le sujet, la liberté, la vérité ; comme si quoi que ce soit pouvait tenir comme par magie, par magie et esprit embrumé, en dehors de la pensée-raison, dieu-naturalité, sujet-moi, universel-humanisme, liberté-vérité – donc ce sans quoi tout s’effondre par le dedans. C’est parce que l’on a obtenu toutes ces structures que l’on peut, parfois, ici et là, se lâcher par délire intempestif et jouer de-ci de-là les grands pontes. Supprimez tous les acquis, et voyez ce qu’il vous reste : rien, juste des débris de fantasmes.
La vérité c’est celle-ci ; on n’a pas su tenir la promesse que l’on s’était faite. Jusqu’alors la nécessité du monde nous tenait lieu de logique, de contrainte, et on se devait alors de se préserver, bien forcé. Mais sitôt qu’au travers de tous ces acquis on a pu se laisser-aller, la facilité institutionnelle de l’Etat, la facilité technique et scientifique, la facilité d’acculturation généralisée (chacun disposant de tous les récits du monde, et tous les récits au lieu d’en retirer le structure forte furent transformés en distractions ; dieu, le christique, le sujet, la pensée, le Un, l’universel lui-même furent réduits en récits caricaturaux, interprétations absolument pas au niveau de l’enjeu, interprétations réductrices à la dimension du petit désir bouseux), alors en vérité finalement débarrassés de la nécessité il s’est révélé que nous étions dépourvus de colonne vertébrale interne, intrinsèque, structurelle, et débarrassés de la nécessité qui nous soutenait, nous nous sommes effondrés, avachis, effilochés, laissés dévorer par le monde : l’immédiat et la bassesse.
Le cadre démocratique universel tient, mais c’est le cadre institutionnel qui tient, en-dedans le mental humain, les images humaines sont totalement mangés, engloutis par les fantasmes, dévorés par les petites immédiatetés sans envergure et immédiatetés, bien salement réalistes, que l’on a fini par prendre pour la réalité même ou plutôt pour le réel de la réalité. La liberté tient parce que c’est une structure et qu’elle existe solidement, mais l’utilisation de la liberté est totalement dépenaillée, en loques, et tombe sans cesse dans quantité de mirages suscités de la facilité du monde et du vécu ; on ne sait pas se tenir debout, en quelque sens qu’on le prenne, on ne sait pas, on ne dispose pas de la volonté intentionnalisatrice suffisante, on ne sait pas mobiliser l’attention et la constante, on ne sait pas utiliser la puissance absolue de la structure. Nous n’avons aucune stratégie quant à l’existence, l’exister, et on se laisse glisser vers l'effilochage de notre arc structurel. Et par puissance absolue il faut entendre ; la possibilité même d’exister, de devenir DANS l’articulation au réel. On se réfugie dans de pseudo-interprétations qui n’ont que cette fonction de faciliter nos plus communes et collectives ou immédiates et individuelles petites envies.
Et le comble c’est que l’on ne peut pas prétendre que « vraiment la nature humaine est ainsi faite ». Parce que ça ne relevait pas de la nature, on a quitté la nature depuis des dizaines voire des centaines de milliers d’années, on n’y a jamais foutu les pieds dans la « nature ». C’est juste que l’on n’a pas su décider et vouloir, ni intelligemment, ni suffisamment.
Parce que si l’on a bien suivi, ce qui se veut dans la réalité et qui découvre que la réalité, donnée là, la détermination, se dédouble d’un réel (et ce doublement de l'être, de la réalité, c'est objectivement l'actuel, le présent) alors le réel, la structure doit se décider d’elle-même ; que serait le Un si il ne se décidait de par soi ? Il ne serait pas. Ce que Platon signifiait par les Idées ou les juifs par Dieu ou ce que signifiait le christique et le sujet et la pensée et l’universel, c’était précisément les articulations gigantesquement possibles de la structure dans le monde, dans et par ce monde ;ces articulations qui ne Sont pas, nulle part, mais qui Ex-sistent ou devaient Ex-sister, sortir, toutes exactes, de l’actualité du présent et de la décision ; dieu, le christique, la pensée, le sujet, voila ce qui nait soudainement et emporte le réel ; et abandonner ces structures c’était immédiatement retomber dans le monde mais exigu, écrabouillé en petits morceaux malléables au service de petits désirs ou de volontés pitoyables. Et même piteuses. Parce qu’elles le savent, elles s’en doutent.
Les grandes configurations (dieu, pensée, christique, sujet) étaient en mesure d’orienter l’arc du réel (l’articulation conscience/présent, forme/contenu, sujet/réel que l’on a pu extraire du donné monde, grâce à ces structures), mais sitôt que l’on réduit les paramètres (en pensant atteindre un réalisme mais tenant la réalité on ne tient que des bouts de réalité, et non le réel) et que l’on recalibre l’attention et la conscience-de à ce seul niveau du donné, l’arc tombe au niveau de ses contenus et ne peut plus d’auto-organiser en tant que réel ; c’est non pas de connaitre les réalités mais de penser le réel de ces réalités qui devait être continué. C’est ce que l’on a ciblé depuis Descartes et malgré tout par Nietzsche et Heidegger (bien que leurs mouvements se retournent dans le retour et n’accroche plus l’arc du réel) et que l’on a repris plus strictement par Sartre et Lacan ; l’articulation telle quelle, au plus proche (et en ce cas on y est en plein, DANS l’arc lui-même).
Qu’il y ait la science oui, mais qu’il n’y ait que la science, non. Qu’il y ait le désir, oui, mais que le désir soit toute l’explication que l’on puisse avancer, non. Qu’il y ait le monde et rien d’autre, non. Parce que quoi que l’on fasse, dise, imagine ou pense, nous sommes déjà Autres que le monde et chacun est Autre que sa vie et Autre que son corps ; c’est comme ça, c’est le fait majeur et formel, et c’est parce que la distance existe que l’on A un corps, une vie, un monde. Sinon nous n’aurions rien de tout cela ; nous serions ce corps, ce milieu, ce donné. A vouloir tout ramener à un être-là parfaitement stupide et sans articulation (sous prétexte que vraiment l’articulation relevait de l’idéalisme ou de dieu ou de ces ‘machins’ semblables) on a éteint l’arc de la possibilité ; les grandes configurations, dieu, la pensée, le christique, le sujet et même les divagantes pensées de l’altérité (qui voient bien qu’il leur manque un truc et qui en font des tonnes dans l’enflage, dans l’avenir grandiloquent, et le communisme dont on ne sait absolument pas ce que signifie la société radieuse) les configurations au moins assumaient et fondaient une énorme articulation et donc LA possibilité ; celle-là même dont nous sommes issus, et dont nous amassons les bienfaits, les effets, oublieux de la structure même, la vomissant, tellement arrogants et malsains, et les petits atermoiements, les fantasmes avérés, les immédiatetés sans profondeur, le nez dessus, ont rabattu l’ampleur au plus ridicule niveau de la vision, ce qui veut dire de la perception. Les corps eux-mêmes ne se perçoivent plus vraiment ; ils s’empêtrent.
Le nez dans la soupe.
Descartes et Kant voulaient établir la grande articulation structurelle et/ou transcendantale, on n’en a retenu que les faciles évidences, et non l’empire de volonté tendue et arrachée au donné et au monde et au corps, histoire de ne pas trop se torturer le mental. La révolution supposait qu’elle n’était pas close et se devait de s’approfondir, on a caricaturé toute la possibilité et réduite à un tas d’intérêts débiles, on a nommé cela « l’économie », cette caricature de pensée, et scientifique et philosophique, entre autres. La représentation voulût s’augmenter si fort qu’elle pouvait devenir la conscience-du-monde, court laps de temps réflexif des années soixante, c’est retombé dans les raccourcis des pires pouvoirs crasseux et les diverses catatonies psychiques de tout un chacun ; on ne mérite pas mieux.
L’affirmation de la liberté n’impliquait pas la « toute puissance » ; c’est l’interprétation dégradée de la liberté qui a lâché le fantasme dans la réalité, l’irréalisme et la bassesse ; c’est le milieu humain qui n’a pas voulu reprendre les grandes articulations ; il n’a pas opéré l’historicité toute vivante, la transformant en cadavre, par « sens de la révolte et libération de la multiplicité ou de la nature spontanée » ou autres conneries, mais par facilité et abaissement de soi ; parce que c’était bien plus simple de se laisser-aller plutôt que de reprendre et contenir, en soi, les grandes articulations. Descartes ne se croit pas « maitre et possesseur de la nature » mais maitre et possesseur « pour le bien humain », et non pour délirer sans mesure ; refuser à Descartes sa capacité, lui si précautionneux et si lucide (qui ne s’emmêle jamais les pinceaux et ne nomme pas même sa découverte « sujet ») c’était ruiner la tension verticale non-finie, la distance rigoureuse, qu’il se permettait de lancer dans le réel. Ne retenir de Kant que l’abandon de la métaphysique c’était à bon compte nier qu’il entendait élaborer toute la conscience possible de nos limites et dresser de cela la carte même du Bord de la réalité. Ne retenir de Sartre que son communisme (qu’il tentât si durement de repenser intégralement) c’est ne pas dessiner tous les embrayages de conscience (vis à vis de soi, des autres, du monde, de l’histoire, et de l’ensoïté du donné) dont il rend le compte exact afin que nous n’en soyons plus les jouets.
Bizarre mentalité qui croit interpréter avec réalisme supposé le réel et l’historicité, alors qu’elle ne pense pas du tout au même niveau, ni selon le même degré de réel, et n’a pour finalité que la facilité de ses petites envies à satisfaire.
Et qui refusant de considérer rien de plus élevé que son moi, laisse celui-ci intouché et fade, ramenant à sa fausse-dimension tout ce qui lui tombe sous la main. Il ne lui vient pas à l’idée que derrière son propre moi s’étend le sujet réel, la structure et son architecture, et que cette hypothèse ne signifie nullement céder à l’irréel, mais qu’au contraire ce moi disparait dans ses propres images. Le moi nomme irréel ce qui ne convient pas à ses propres images de gosse pataud, lourdaud, avec ses grosses mains avides, cette gueule énorme, cette monstruosité.