S’il est vrai que la philosophie existe, il faut donc comprendre qu’il est question de réaliser absolument ce qui doit
être vécu, avant de mourir.
En un sens ce qui est vécu est toujours déjà réellement réalisé. En ce que nous sommes complètement et intégralement ce
que l’on doit être. C’est le plan de l’intégrale réalité en tant qu’elle est en une fois et pour toutes.
En un autre sens, puisque nous sommes d’une part réellement et d’autre part possiblement libres, l’être réel (réellement
vécu donc, également) nous demande de le lui accorder : qu’il soit notre existence. Et en ce cas notre accord non seulement admet ce-qui-est, mais de plus notre accord permet, ouvre, pousse
la réalisation du réel lui-même. Par notre accord nous accédons à une augmentation, plus ou moins considérable, de « ce qui est ».
Sans doute cette augmentation concerne notre vécu seul, et ce ne sera pas tout ce qui est, qui s’en verra
transfigurer.
Mais ici se pose nettement le problème ; donne-t-on une valeur d’y être (dans le réel) ou non ?
La réponse qui parait évidente, ne l’est pas du tout ; il est, en nous, une dérogation à exister vraiment. Une
bifurcation, par laquelle nous en venons, absurdement, à considérer que l’être est uniquement illustratif ; en somme que nous vivons tendanciellement plusieurs vies, et qu’il n’importe pas
vraiment que celle-ci soit réalisée plutôt que celle-là, ou encore que de toute manière il n’y a rien à rechercher de plus que ce qui s’y trouve déjà (que l’on possède tout ou rien ou peu, il ne
s’y peut ajouter rien d’essentiel), ou enfin que de toute manière tout est destiné à ne-plus-exister et que donc puisque l’éternité n’est pas ici même, le vécu est dans son essence un ramassis de
contingences diverses plus ou moins arrangées.
Contre toutes ces velléités, l’être philosophique s’ingénie en sens inverse ; il est un réel essentiel et qui
s’acquiert.
Il n’est pas tellement qu’il faille « penser », mais qu’il faut essentiellement « réfléchir ».
On peut aborder toute réflexivité selon des tas de modalités ; l’art réfléchit, s’il sait se mener (et les artistes
comme les poètes réfléchissent intensément, leur art mais largement bien au-delà) ; le tomber amoureux est lui-même une réflexion quasi intégrale ; la dépression peut tout autant se
transformer en réflexion en l’être même que l’on est. Etc.
Est-ce redescendre dans des catégories toutes faites (l’art, l’amour, la vérité, etc) ?
En un sens, ça risque. En réalité non. Souvent cela menace, mais de sa logique ça sera toujours en dépassement. Si l’on
aborde l’art, ou l’amoureusement, en boucle, ça tourne en rond. La vérité est pourtant bien que, vécu, ça veut inventer.
Dès lors on voit que la question ; qu’est-ce qui s’ajoute au déroulement du vécu, lorsque j’en prends l’enjeu ?
est en somme ; comment puis-je accentuer les réalités afin de laisser libre champ à l’invention ? Au lieu de quoi, sinon, tout revient en boucle dans la facilité, la mortification ou
pire.
Le moment de la décision, d’involution ou de dépassement, est incalculable. On n’en saurait rien dire a priori ; ça
se décide en raison de multiples réalités en jeu, mais aussi de « ce que l’on pourra bien faire » de ces réalités ; non seulement des causes réelles mais des causes supposées,
celles que l’on suppose au moment même par lequel « ça se décide ». Autrement dit ; de ce que l’on perçoit des embruns vécus, de ce que l’on soupçonne, de ce que l’on est apte à
supposer des données.
Si donc il est impossible de savoir a priori non seulement ce qui est vécu, mais de prévoir ce que l’on en tirera, (ça se
réalisera ou pas dans l’instant d’y advenir et cet instant se connait, seul), il est possible par avance, néanmoins, de s’y prédisposer. Si l’on croit que libre on n’est jamais, on est dans
l’impossibilité de formuler le principe que de ceci ou de cela on dispose toujours d’une marge de déroute suffisante. Ce qui veut aussi dire que même niant que l’on soit libre ou sans y penser,
de toute manière, qu’on le sache ou non, on le sera ; sauf que l’on ne maniera pas le devenir. On sera l’enjeu de la part active et de la part passive de notre être.
Il convient tout autant que notre être puisse vouloir le néfaste comme le faste. On ne peut pas même décréter le faste et
le néfaste a priori ; il se peut que le néfaste appartienne à un devenir plus réel qu’il n’y parait. Et inversement. Mais dans les deux cas, il est impératif, kantiennement, de le
savoir.
C’est ce savoir de l’orientation tout à fait général, qui permet seul de prendre des précautions, cad d’acquérir de la
mesure. Même si l’on comprend bien que le faste et le néfaste n’est pas le bien et le mal ; la moralité est un raccourci qui permet de garder la formulation sans entrer plus avant dans la
description et les enjeux. Puisque description et enjeux sont extrêmement difficiles à distinguer dans le donné vécu et que l’on ne peut les imposer a priori ; il est clair que depuis que la
moralité a pris forme historique, par l’Etat et le statut et la constitutionnalité de l’humanisation, nous sommes des individualités, assujetties de fait : l’être est un fait alors :
depuis cet acquis de soi, tout un chacun est engagé dans une bien plus grande éthique que celle de la moralité.
Mais le faste et le néfaste sont au-dessus également de l’équilibre ou du déséquilibre de la « dite »
personnalité, personnalisation.
La vérité est que l’épopée du sujet est bien au-delà des quantités moyennes ou raisonnables
d’informations mastiquées.