L’absence du bonheur
Il est apparent que l’on n’y survivra pas, sauf si il nous vient, on ne sait pas comment, de réguler tout autrement notre vie, et pour cela il faudrait cesser de fixer notre être, notre idéal, notre désir vissé jusqu’ici à la satisfaction du corps. On s’ennuie tellement ou on ne sait tellement pas quoi faire de l’énergie en surplus, qu’elle cherche à se satisfaire de n’importe quel appétit. Non de n’importe quel objet, mais de n’importe quelle motivation.
A supposer que l’on parvienne à réordonner notre désir, il serait peut-être possible de réduire le raz de marée, catastrophique et la dévastation qui nous attendent, mais pour réduire ce désir il faudrait à ce point restructurer la conscience, l’attention, l’intentionnalisation que l’on porte aux choses, aux réalités, aux objets, aux images, que pour réinstaller une autre conscience cela réclamerait une hyper pensée et une médiation, un moyen terme, une péri-justification telle qu’elle devrait s’installer entre la conscience et elle-même, entre son intentionnalité et l’image qu’elle se donne ; or cette image est « ce par quoi l’intentionnalité se perçoit » ; l’image colle au regard, est le regard lui-même qui n’obtient plus aucune distance, aucune spatialité, aucune temporalité, entre lui et lui-même (en ce sens il est fou, cad fantasmatique, et ce fantasme est le gouffre qui absorbe tout ce qu’il approche) ; il n’est pas, il n’est plus d’intermédiaire entre l’acte de conscience et le contenu de conscience ; la conscience est le conscient, le conscient est le moi, le moi est le corps et l’économisme son idéologie, et les sciences et technologies et sa productivité décuplée fois dix mille, les satellites. Non distincte elle ne peut donc pas biaiser et jouer contre elle-même ; il n’y a rien d’autre pour ajuster la conscience dans ce moi, que le moi lui-même, qui en étouffe. Tout ce qui convainc ou présuppose que le moi est la réalité, et qu’il est naturel, rend impossible que le faisceau de conscience puisse diverger de lui-même. Le contenu est venu écraser l'arc, l'acte de conscience structurelle.
Or la conscience comme structure valant en soi, purement formelle, n’est pas le conscient ; le sujet n’est pas le moi ; le corps n’est pas ce donné empirique naturaliste, serait-il corps-langage ou vécu psychologisé. Tout ce qui est con-fondu, est en fait distinct.
Les anciennes configurations prédéfinissaient notre être comme pensée ou comme christique ou comme sujet ou comme humanisme ; mais réalisant l’humanisme dans le monde, par l’historicité de la révolution, ce qui s’est installé ce ne fut pas le partage de la même-raison, mais au contraire que chacun soit sa propre raison ; et comme la « raison » n’existe pas, ce fut que chacun soit son propre centre et perdant l’acquisition même d’une supposée raison commune, d’une universalité ou d’un homme ou d’une humanité générique (comme fut le communisme par ex, pensant être en mesure d’oublier que chacun devenait centre de sa vie, et ramenant toute conscience à une universalité), perdant l’acquisition de la raison, le centre ne fut pas en mesure de se reposer sur l’universel ; l’universel devint moyen pour une décentralisation généralisée par tout et par tous, cad par chacun, moyen qui permit de décupler, forcer le principe « ce par quoi chaque conscience centrée s’auto-organisait ».
Ce faisant ce qui surgit dans l’historicité, ça n’est pas la subjectivité, mais le gouffre sans fond de la Possibilité ; la structure antérieure à la pensée, au corps, au langage, à l’humain, au relationnel, bref antérieure à tout ; puisque l’arc de conscience n’est pas ce qui existe avant tout cela, mais est l’arc qui suppose un point « là-au-devant », lequel, en retour, réinstalle le corps, la pensée, le langage, l’humain et tous les mondes ; l’arc de conscience n’est pas une substance préalable, il est une structure qui vient-en-plus et relance, et fait re-tour ; et le tour qu’il installe en plus remodèle l’ensemble du donné. Comme cet arc n’est pas lui-même déterminé (ça n’est pas le langage, ou le corps lui-même, ou la pensée ou l’esprit ou ce que l’on voudra), il n’a aucune représentation dans le monde, le vécu, le relationnel ; la structure qui vient au jour, qui affleure par la révolution unique absolue (cad formelle) du 18éme (et qui se généralisera sur toute la planète, de fait, et l’économisme et la techno-science et l’acculturation micro et mass médiatique, et la méga culture pop rock, etc), n’a aucune détermination appréhendable ; elle va donc tenter de s’inscrire dans le monde, raison pour laquelle elle se décide pour la réalité ; le naturalisme et le désir (ou le besoin, version communiste). Autant dire qu’aucun désir ne se satisfera de quelque partie du monde que ce soit ; le désir est seulement un symptôme (et les mois deviendront peu à peu fous). Aucune des parties du monde, des choses, des objets, des autres y compris n’ont de rapport, de rapport à la structure.
Privée donc de la raison, de l’universel, et surtout dépositaire de « cela même qui est antérieur » à toute pensée (comme à toute réalité en fait), centré de et par cet arc de conscience, mais tel qu’il ne se sait pas comme structure, et qui tombe dans l’image, le fantasme, le naturalisme, le donné là et l’immédiateté, qui substitue à son arc d’exister le désir d’être, constitutif du fantasme même, en ceci que le fantasme matérialise par l’imagination ce qui n’a aucune réalité et ne peut pas se vivre ; on rêve, s’image de ressentir la satisfaction (qui, une fois acquise, s’étiole) ; ce qui ne peut pas se vivre, peut uniquement s’imaginer être vécu ; de cela donc que l’on imagine que l’autre soit bien plus heureux que nous-mêmes, et ce qui équivaut à exhiber la publicité de ce bonheur supposé, supposable et uniquement supposable. Le bonheur ou la satisfaction ou la réalisation (ou réussite de soi, qui pèse intrinsèquement en tout moi, et de quoi il se détruit (assigné qu’il est à devoir être « lui-même », ce qui est impossible) sont rêvés ; mais l’insatisfaction, elle, qui est native et indubitable, est pensée, est la pensée même ; l’insatisfaction peut uniquement se penser au sens de se réfléchir ; et consiste à détourner, dérouter l’intentionnalité.
Le fantasme, qui nourrit tous les mois, est le contenu de conscience qui se prend pour la conscience, parce que celle-ci, lorsqu’elle est tenue telle quelle, est une forme vide dont le vide doit être théorisé et ne peut paraitre que dans une théorie, cad une vision.
Ce qui repose sur cette idée, ce principe, qu’il existe une pensée non déterminée. Dont la substance, la moelle, est formelle (n’est pas une substance, une essence, une détermination, en quelque sens que ce soit). Mais l’idée de l’être, celle de dieu, celle du sujet, celle de l’altérité (et dans sa parution, présentation antérieure à la représentation, qui vient heurter notre intentionnalisation, épurée de l’existence jusqu’à la nausée sartrienne ; la chose « existe » ; ou dans sa complication lacanienne du réel) l’être, dieu, le christique, le sujet ou l’altérité ou enfin l’analyse structurelle de Sartre et Lacan, sont des visions, des structures qui apparaissent au regard de l’arc de conscience et dont seul il prend la dimension (rien d’autre ne peut saisir de quoi il s’agit, « là » donné au-devant, et « là » comme cette-structure qui nous pousse, Sartre dévoile l’externe Lacan dévoile l’interne organisation de la structure).
De là que l’on passe à côté de la philosophie si l’on ne perçoit pas, du troisième œil étrange, comme est étrange le réel, l’être, le christique et son corps, le sujet et l’altérité. Si l’on ne comprend pas ce mouvement, ce déplacement, on ne se déplace pas, ne meut pas son moi hors de ses gonds ; on continue de croire que devant les yeux du moi (inamovible) défilent des choses, des objets, des signes, des identités, et on interprète le « sujet » comme on imagine son moi ; comme un immeuble. Alors que si l’on admet en soi le déplacement de conscience, on obtient le décentrement ontologique, le décalage, le décalage sur lequel sont fondés, articulés tous les autres décalages (le désir par ex), mais qui oublient, ces décalages seconds, ce décentrement et l’écrasent par et dans sa propre production ; par le contenu de conscience la structure est annulée, ignorée, absentée (respectivement annulée par les théories, les idéologies, puis ignorée par les mois eux-mêmes, et enfin absentée par l’objectivisme et la science). Le contenu de conscience vient manger la structure de conscience et la jette dans l’abomination ; elle étouffe et se perd dans la réalité fantasmatique.
Entre autres, critiquer la philosophie parce qu’elle ne présente nulle part un « moi qui soit consistant » est une absurdité ; la philosophie ne présente pas du tout de « moi » et le sujet n’est en rien un « moi » ; croire déniaiser la philosophie, de ce qu’elle ne cible pas du tout, est inutile. Ou comprendre que le sujet serait une sorte de version bâtarde de l’universel, c’est outre ne rien comprendre du tout, rendre tout incompréhensible, et c’est ne pas voir que justement la philosophie a, depuis Descartes, pensé théoriquement le dit sujet comme structure, antérieur et hors champ de l’universel, vers une plus impérative cohérence (de là que la vérité n’est pas sortie du réel, comme une réserve on ne sait où, mais que la vérité relance le réel, l’antériorité ontologique) ; en gros Kant ne démolit pas le « sujet » il le continue comme structure (sur la racine cartésienne, lequel n’imagine pas un « sujet », ou ni ne propose une « idée », mais décrit un être effectivement réel, formel mais réel), et Kant continue le sujet en réinstallant sur le transcendantalisme, en compétant la structure radicale cartésienne, en amplifiant sa description.
La philosophie a depuis trois siècles délimité strictement, dessiné, découpé la structure du sujet formel ; un sujet ne peut être, cad exister, que formellement ; si le sujet était « plein » il ne serait pas sujet, c’est uniquement un fantasme, une caricature de ceux qui veulent l’abolir, et c’est uniquement le percevoir de l’extérieur, cad l’imaginer caricaturalement, que de le travestir en « substance » ; du dedans de la philosophie il n’est aucune substance de quoi que ce soit mais exclusivement le déplacement de la pensée, ou donc de l’attention ; ce qui est fondamentalement le fait de l’être, de dieu, du christique, du sujet et de l’altérité. La pensée, dieu, le christique, le sujet, l’altérité et l’analytique de conscience (Sartre-Lacan) introduisent seuls l’altérité pure et surtout brute, brutale, l'exigence abondante ; le reste ce sont des adaptations, des plagiats, des renonciations, des recouvrements de la structure par telle ou telle partie du monde.
Ces configurations là (pensée, dieu, sujet, altérité) marquent extensivement et intensivement l’outrepassement invraisemblable, au regard de quoi les reconductions naturalistes (de la science ou de l’idéologie de la science, de la politique libérale ou communiste ou de leurs idéologies, de la psychologie du moi ou de sa fantasmatique, etc) sont de très limités circonflexes qui tombent à plat, retombent dans le monde, le donné, l’immédiateté et pour le moi retombent dans le corps, psychiquement démoli… et donc se révèlent incapables de maitriser l’arc qui requiert pour se relancer lui-même non pas une de ces figurations (mondaines) mais de larges et impératives configurations structurelles.
C’est d’autant plus absurde (de se limiter aux figurations) que l’on a élaboré quantité de relève du soulèvement pur et brut formel ; non seulement en philosophie mais aussi en ces éthiques, et ces éthiques esthétiques (ce n’est un secret pour personne que les créateurs de tout ordre menèrent non seulement telle ou telle esthétique mais que ces esthétiques se désignèrent, se signèrent elles-mêmes comme éthiques ontologiques, comme magies et révélations, voyantes et surnaturelles, au sens propre ; nous ne sommes pas de ce monde, mais du Bord du monde). Il ne manque pas de promesses tenues et largement tenues, si difficilement assumées ou ironiquement exhibées furent-elles, sauf que la perspective naturaliste laisse passer tout cela comme imaginaires ou psychotiques, et comme subjectivismes ; le traitement « psychologiste » des esthétiques par le libéralisme est bien plus subtil et passionnant mais institutionnellement aussi délirant que fut le traitement communiste des « individualismes petit-bourgeois », c’est du même principe réducteur, du même naturalisme, et c’est encore ne rien comprendre que d’interpréter l’esthétique ou l’éthique sous l’interprétation universaliste badiouesque ; l’esthétique et l’éthique ontologique sont hors champ de l’universel, parce qu’ils creusent bien plus avancées dans l’épaisseur du fil, individué, du réel ; le dépassement de l’universel n’est pas un « moins » mais un en-plus de cohérence. Il s’agit donc de récupérer tout ce que l’on nous a volé, tout ce que l’on a interprété comme négatif et désespoirs et décadences, et mésinterprété selon des catégories naturalistes, utilitaristes, scientistes, idéologiques, alors qu’il s’agissait d’avancées fulgurantes et décisives ; manifestant toute l’ontologie de l’insatisfaction pure et brute, comme fondation du réel même.
Si on oublie le décalage ontologique (il n’en est qu’un seul puisqu’il n’est qu’une seule sorte d’arc de conscience et un seul réel présent exister), et qu’on le remplit des productions, représentations, imaginations que ce décalage seul permet, on prend le résultat, donné là, pour le processus, lequel est « non donné là », puisqu’il est le « là » tel quel et qui réclame une pensée adéquate ; celle qui existe depuis Descartes et à al suite hyper ontologique des grecs et du christique ; c’est l’interprétation naturaliste à partir du 18éme qui impose un monde donné là, et un principe « le donné explique le donné » qui rend tout incompréhensible ; notre être est décalé en tout donné, et décalé il n’est pas, mais existe (et non seulement mais on tient ici le pari que l’être lui-même est non-un, et que le non-un est l’exister tel quel, ou donc que le Un, absolu, radical, est formel et étrange de A à Z, du début à la fin, des pieds à la tête et que ce Un formel est le présent ; tout est en articulation instantanée) ; la structure de conscience n’est en rien le conscient (ce que montrent à l’envie Sartre et Lacan, pour ne citer qu’eux). La pensée, la réflexivité (la structure d’attention spécifique qui remonte dans l’arc, qui fait retour et re-tour en même temps, qui découvre et invente à la fois, qui re-vient dans l’antérieur présent) ne trouve pas un « sujet », super moi imaginé, mais une architecture (et archi-texture du corps) qui est décrite de Descartes à Lacan en passant par Kant, Hegel, Husserl, sur-expérimentée par Nietzsche et Heidegger dans l’altérité brutale, et décortiquée par Sartre et Lacan. Prendre toutes ces descriptions-élaborations pour des « antiphilsophies » c’est ne pas voir que par ceux-là on perçoit, ressent, éprouve notre être au présent instantané, dans l’altérité brutale.