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instants philosophie

Charger son propre corps

28 Novembre 2015, 09:11am

Publié par pascal doyelle

On peut se demander ; comment Rimbaud a-t-il fait ?

Parce qu’il parait impossible de comprendre l’ensemble de ce qu’il a écrit. Les interprétations s’y épuisent, s’y dispersent, et le texte seul parait assurer une unité ou un gouffre, de sorte qu’il faut toujours y revenir. Il est le seul repère.

C’est que Rimbaud a écrit à partir de son corps. Il a chargé son corps de la plus grande quantité possible de signes. Et les signes incrustés dans la peau du corps. Jusqu’à ce que ça se joigne mais aussi se disjoigne comme les os, les muscles, les intestins, les nerfs. Ayant accumulé tous les signes possibles, qu’il lui était possible de consigner, de co-signer il a laissé l’incrustation se suivre là au devant dans le monde ; il ne cesse jamais de parler selon son corps dans le monde, la perception dans le donné, la pensée (l’imagination et la vision) dans le réel.

Rattraper la puissance d’investissement de ce corps, ça ne se peut pas.

Il fallait que ce soit un adolescent. C’est évident. Rassemblant toute la puissance et tout l’investissement disponible. Et il est clair tout autant que ça ne fait pas semblant. Il l’a voulu. C’était « cela » qu’il voulait. Et encore vouloir est un bien faible mot ; il fut saisi de sa propre volonté, décision, vision, perception ; sa saison en enfer et ses illuminations. Il se commente et assiste à la perception intègre et la plus intégrale possible, poussant la ligne encore plus loin, la limite du corps qui perçoit ce qu’il rassemble de tous les signes qu’est son corps-devenu, interrompu, interloqué, fermé à tous, ouvert à tout, dans l’actualité inabordable du monde, allié et horreur du corps ; il se commente tout le temps, tout le long, il en appelle à lui-même à sa décision de jadis. Une décision non temporelle, qui assemble le monde épars, en montrant l’éparpillement partout sur le corps toujours déjà happé dans le monde, l’histoire, la décision invraisemblable ; fantastiques villes à venir ou humanité idéelle, morsure acide sur tous les idéaux, incorporation du christianisme et abomination de la malédiction pourtant dérisoire, le combat et le guerrier, la mort avant la mort, de multiples manières de cesser d’être, et n’existant que dans l’instant invivable de produire par son corps, étendu, étendu sur toute la réalité, dans la concentration des signes en une fois, puisque l’on n’existe qu’une seule fois, dans un seul unique présent.

Sitôt que l’on sort de l’instant unique, y ayant goûté, on est perdu.

Aussi horrible et invivable soit-il, il vaut mieux que tout le reste puisqu’il est l’originel (il n’y a rien d’autre).

Alors il a écrit sur son propre corps tous les signes, et de ce fait il est devenu infiniment rapide. Ça va beaucoup plus vite. D’écrire sur son corps plutôt que de raisonner ou composer. Et d’architecturer beaucoup plus loin que d’aligner des suites, puisque le corps fait office d’exister. Parce que lorsque le corps pense, il est partout dans le réel et distinctement (il s’agit d’un corps nucléaire, allumé sur sa surface, portant distinctement les perceptions des signes, et les signes sont des rapports ; ouvrir les signes c’est assumer l’ensemble de tous les signes, plus ou moins de signes, plus ou moins de surface, jusqu’à ce que la surface soit le corps lui-même).

C’est toute la différence entre la réflexion, lourde et plate, qui pense en deux dimensions, et la réflexivité qui élabore en trois, et lorsque l’on possède les trois (ce qui est le propre d’un corps, à condition d’en être pris) outre que l’on ne peut plus s’en passer, on entre au-dedans sans épaisseur de la quatrième dimension. Le dedans sans dedans. Et un corps, transmuté, peut accuser le coup. Mais à grands frais. Depuis que l’on a nommé « l’être » c’est du point de vue, évidemment, externe ; du point de vue de l’exister on a nommé l’être, on l’a relativisé.

C’est pour cela qu’il n’est pas d’authenticité, d’être naturellement ce que l’on est, ou d’être empêché par la loi ou par l’aliénation de se réaliser soi ; tout cela n’a pas grande signification. L’exister n’est pas de ce monde, il existe du Bord, du Bord du monde et du Bord du corps tout comme du Bord du vécu. Une toute autre affaire ; pour l’exister on n’est jamais que le corps externe d’un rapport interne (sans rien et nu).

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